Voici deux jours que la crise des déchets se trans­forme en con­tes­ta­tion poli­tique et que des man­i­fes­ta­tions vio­lem­ment réprimées sec­ouent le Liban… Cela ne vous rap­pelle-t-il pas la Résis­tance de Gezi qui, après avoir démar­ré autour de quelques arbres, s’é­tait éten­due sur tout le pays en juin 2013 ?

Alors que depuis le début de la guerre en Syrie, la grande majorité des jour­nal­istes jouent les oiseaux de mau­vais augure en annonçant un débor­de­ment de la guerre syri­enne sur les ter­ri­toires libanais, la pop­u­la­tion a mon­tré que ses réelles préoc­cu­pa­tions sont tout à fait différentes.

Mal­gré le mil­lion et demi de Syriens réfugié au Liban, minus­cule pays de qua­tre mil­lions d’habitants, mal­gré les ten­sions entre chi­ites et sun­nites instru­men­tal­isées non seule­ment par des pays comme l’Iran et l’Arabie Saou­dite, mais aus­si par la Russie, les Etats-Unis et l’Europe, le pays a tenu bon. C’est un exploit tout à fait remar­quable dans un pays qui, en plus de la sit­u­a­tion décrite, a vécu ces derniers temps sans gou­verne­ment. Peut-être que les gou­verne­ments ne sont pas si néces­saires après tout…

Le sys­tème poli­tique libanais que l’on nomme « con­fes­sion­nal­isme » a ceci de par­ti­c­uli­er que les dif­férents postes poli­tiques sont répar­tis en fonc­tion de la con­fes­sion religieuse des citoyens. C’est-à-dire qu’il existe des postes fix­es pour les représen­tants des dix-huits groupes con­fes­sion­nels vivant dans le pays. Par exem­ple, le prési­dent de la République doit for­cé­ment être un chré­tien maronite, le pre­mier min­istre un musul­man sun­nite et le prési­dent du par­lement un musul­man chi­ite et ain­si de suite pour tous les mem­bres du gou­verne­ment et du parlement.

Nous con­nais­sons  la sit­u­a­tion con­flictuelle qui existe entre le Hezbol­lah libanais, groupe armé chi­ite lié à l’Iran, et l’Etat d’Israël (que l’on nomme au Liban « ter­ri­toire occupé »).

Mal­gré toutes ces dif­fi­cultés le pays n’a pas plongé dans la guerre sanglante qui était annon­cée par les médias. Il faut croire que les habi­tants ne la souhaitaient pas cette guerre, peut-être parce qu’il savent ce qu’est une guerre. Ils en ont vécu une durant quinze ans, entre 1975 et 1990. C’était une guerre entre chré­tiens et musul­mans à l’époque, chré­tiens de droite et musul­mans de gauche pro-pales­tini­enne, avant que la Syrie et Israël ne s’en mêlent dans un but d’occupation, avec en arrière-fond les Etats-Unis, l’Union sovié­tique et l’Europe, et d’autres encore. Une guerre « de tous con­tre tous », où les alliances n’ont pas cessé de se mod­i­fi­er de manière tout à fait oppor­tuniste, éton­nante, incom­préhen­si­ble. Cha­cun ten­tait d’en retir­er un intérêt per­son­nel, du moins chaque petit chef de guerre soutenu par une grande puis­sance qui ne dit pas son nom (ou qui le dit par­fois), au point que racon­ter cette guerre est proche de l’impossible.

Peut-être que cette guerre est com­pa­ra­ble au chaos syrien actuel. Qui com­prend vrai­ment ce qui s’y passe ? Qui com­prend réelle­ment les intérêts de cha­cun et le nom de tous les groupes impliqués ? On en par­le presque chaque jour dans les médias mais je suis sûre que la plu­part des jour­nal­istes font sem­blant de trou­ver cette sit­u­a­tion logique et explic­a­ble afin de ven­dre leurs arti­cles. Après un semes­tre de cours sur « les » guer­res libanais­es qui se sont déroulées entre 1975 et 1990 au Liban, j’en suis arrivée à la seule con­clu­sion que la guerre n’est pas ce que je croy­ais. Lorsque l’on grandit loin de la guerre, on imag­ine que c’est un phénomène total qui touche en même temps tous les habi­tants vivant dans un pays comme une cat­a­stro­phe géante qu’il faut fuir à tout prix. Et puis, en vivant dans des pays « dits » en guerre on réalise que les con­flits ont tou­jours lieu dans des villes, dans des quartiers, et non dans le pays en entier, et que cela prof­ite à des groupes locaux ou transna­tionaux alors que des civils meurent parce qu’ils se trou­vaient au mau­vais endroit au mau­vais moment.

Ce qui m’a le plus mar­qué durant mes deux ans de vie au Liban était d’entendre cer­taines per­son­nes regret­ter la guerre parce que celle-ci ame­nait des pos­si­bil­ités économiques et poli­tiques supérieures à la sit­u­a­tion de stag­na­tion actuelle. La guerre per­met à cer­tains de devenir impor­tants au sein d’un nou­veau sys­tème où toutes les valeurs sont mod­i­fiées. Mais aujourd’hui, au Liban, les gens ne s’intéressent pas à la guerre car ils savent ce qu’elle est. La pop­u­la­tion sort dans la rue pour se bat­tre pour sa dignité.

Depuis plusieurs mois les ordures ne sont plus ramassées et des mon­tagnes de poubelles s’amoncèlent partout au Liban. Quel dom­mage, un pays si vert, bien que déjà abîmé par les con­struc­tions sauvages enfants du cap­i­tal­ismes ! Imag­inez l’odeur !

En Turquie, depuis plusieurs semaines le canal con­duisant au Bospho­re dans le quarti­er de Kadıköy, sur la rive ana­toli­enne d’Is­tan­bul, est con­t­a­m­iné par des pro­duits chim­iques qui lui don­nent une odeur d’œuf pour­ri, et d’un coup les mag­nifiques parcs de ce quarti­er bour­geois de gauche sont devenus inutil­is­ables. J’ai envie de vom­ir à chaque fois que je me promène aux alen­tours du parc Yoğurtçu et je me rap­pelle avec nos­tal­gie qu’il y a deux ans, chaque soir, nous organ­i­sions des forums pour par­ler de la vie du quarti­er, à l’époque du mou­ve­ment Gezi parc. Nous peignions les escaliers en couleurs, nous pou­vions respir­er et il n’y avait pas cette sale guerre qu’Erdoğan, dans toute son hypocrisie, vient de déclar­er con­tre les Kur­des avec qui il avait signé un accord de paix afin d’obtenir leurs votes. Mal­gré les ten­ta­tives de net­toy­age du canal, le Bospho­re lui-même sent de plus en plus fort et une colère monte au sein de la pop­u­la­tion de Kadıköy qui ne com­prend pas pourquoi elle devrait sup­port­er une sit­u­a­tion aus­si affligeante.

Je ne peux pas imag­in­er ce que cela donne lorsqu’il s’agit d’un pays en entier, lorsque les mon­tagnes de poubelles gran­dis­sent à chaque coin de rue sans qu’il n’y ait aucun plan gou­verne­men­tal visant à trou­ver une solu­tion. Au Liban, la dernière entre­prise de ramas­sage des ordures n’a pas pu renou­vel­er son con­trat pour des raisons poli­tiques et la prin­ci­pale sta­tion d’épuration du pays a été fer­mée sans que les politi­ciens, anciens chefs de guerre, ne parvi­en­nent à un accord pour sor­tir de cet enfer. En juil­let une entre­prise de taxis Uber a bien ten­té de se recon­ver­tir en éboueur  assur­ant un ramas­sage des déchets recy­clables gra­tu­it entre 15h et 20h pour ceux qui l’au­raient con­tac­té par une appli­ca­tion smart­phone mais cela n’a bien sûre pas suf­fit à l’échelle du pays. Les gens qui ne sup­por­t­ent plus l’odeur brû­lent eux-mêmes les mon­tagnes de poubelles de leur quarti­er, durant la nuit, mal­gré l’in­ter­dic­tion et les dom­mages sérieux que les vapeurs peu­vent faire à la santé.

Alors que la pop­u­la­tion a résisté à la « con­t­a­m­i­na­tion » du con­flit syrien, elle s’unit plus que jamais pour deman­der le droit de vivre nor­male­ment, sans odeur nauséabonde, sans mon­tagnes d’ordures, et la police répond par la vio­lence. Il y aurait eu 40 blessés lors de man­i­fes­ta­tions de same­di et 70 dimanche, selon les médias. Comme nous pou­vions le prévoir, lors de sa réu­nion  de mar­di le con­seil des min­istres n’a retenu aucun appel d’of­fre d’en­tre­prise de ramas­sage des déchets ni choisi de lieu où con­stru­ire une nou­velle décharge.  Deux par­tis poli­tiques, le Hezbol­lah et son allié chré­tien le Courant patri­o­tique libre ont même déclaré leur inten­tion de boy­cotter la nou­velle réu­nion du con­seil organ­isée aujourd’hui.

Le col­lec­tif “Vous Puez” a annon­cé aujour­d’hui que la prochaine man­i­fes­ta­tion aura lieu  same­di à 18h  Place des Mar­tyrs, au cen­tre ville de Beyrouth.

Unis­sons nous pour soutenir la pop­u­la­tion libanaise qui ne souhaite que vivre digne­ment ! Et, chers amis de Kedis­tan, prenons exem­ple sur les Libanais pour résis­ter à la guerre que l’on nous impose en Turquie.

Nous étions pleins d’idées et d’humour il y a deux ans, et nous ne trou­vons plus rien à dire. Evidem­ment, la sit­u­a­tion était rel­a­tive­ment plus amu­sante et nous étions unis, mais nous ne pou­vons observ­er pas­sive­ment les vil­lages du Kur­dis­tan être à nou­veaux vidés par l’armée turque comme dans les années 1990, nous ne pou­vons regarder la police tir­er sur la pop­u­la­tion lors des céré­monies d’enterrement, nous ne pou­vons regarder à la télévi­sion la mort d’enfants inno­cents. Pas sans réagir.

Nous devons trou­ver des tech­niques de résis­tance non-vio­lente aus­si impres­sion­nantes et éton­nantes qu’à l’époque. Nous ne pou­vons pas leur laiss­er nous couper les ailes…

Aurélie Stern pour Kedistan

Auteur(e) invité(e)
Auteur(e)s Invité(e)s
AmiEs con­tributri­ces, con­tribu­teurs tra­ver­sant les pages de Kedis­tan, occa­sion­nelle­ment ou régulièrement…